Le démembrement de propriété passe-t-il facilement les frontières ?
Le démembrement de propriété, « quasi-institution » en droit interne français, peut être remis en cause ou voir ses effets inopérants en cas de situation présentant un élément d’extranéité. Des questions de droit international privé ainsi que de fiscalité internationale rentrent en compte.
La propriété d’une chose résulte de trois prérogatives : l’usus (le droit de s’en servir), le fructus (le droit d’en percevoir les fruits) et l’abusus (le droit d’en disposer).
Lorsqu’une même personne se prévaut des seules deux premières, elle est alors usufruitière.
Ainsi est-elle emplie du « […] droit de se servir d’une chose dont un autre a la propriété, comme le propriétaire lui-même, mais à la charge d’en conserver la substance »(1).
Différents types d’usufruit peuvent être distingués
Selon leur origine :
Usufruit créé par la loi ou par la volonté de l’homme ; usufruit à titre gratuit résultant d’une succession ou d’une libéralité – donation ou legs – ou usufruit résultant d’une opération à titre onéreux.
Selon leur durée :
Viagère ou fixe.
Selon le nombre de titulaires de ce droit réel :
Usufruit « personnel » ou usufruit « partagé », plus communément dénommé successif, réversif ou encore conjoint.
Selon leur objet :
Portant sur une chose dont l’usage ne s’entend pas de la consommer ou, au contraire, sur une chose consomptible. Dans ce dernier cas, on parle alors de quasi-usufruit(2) dont l’origine peut être soit légale, soit conventionnelle car portant généralement sur une chose non consomptible.
Si le démembrement de propriété est en droit français une quasi-institution, il peut être en revanche non reconnu voire ignoré par le droit interne de certains pays, pouvant rendre de fait son « exportation » à l’étranger complexe, voire sans efficacité juridique, voire même totalement impossible.
En présence d’un élément d’extranéité (par exemple des époux de nationalité différente, un bien situé à l’étranger…), il faut tout d’abord déterminer la loi applicable au démembrement créé quelle qu’en soit l’origine. Il peut s’agir de la loi du régime matrimonial en cas d’avantage matrimonial conféré en usufruit, ou de la loi successorale si l’usufruit résulte d’une disposition testamentaire. Par exemple, en cas de décès survenu en France, le notaire en charge de la succession devra veiller à ce que l’usufruit possiblement conféré puisse être pleinement mis en œuvre sur le(s) bien(s) situé(s) à l’étranger. Ainsi, la constitution d’un usufruit au profit du conjoint survivant sur de tel(s) bien(s) pourra poser difficulté dès lors que le pays de sa(leur) situation ignore le démembrement de propriété. Il est judicieux, avant de vouloir conférer un semblable droit réel, de se renseigner sur la (re)connaissance juridique du démembrement de propriété dans ce pays tiers et, à défaut, sur l’existence de solutions juridiques équivalentes et bien connues par cet état de situation du(es) bien(s).
Généralement, les pays de droit anglo-saxon méconnaissent dans leur droit interne le démembrement de propriété, à la différence des pays latins. Or en matière successorale, plusieurs lois d’États différents peuvent prétendre régir tout ou partie d’une succession présentant un élément d’extranéité. En pareille situation, la règle dite de conflit de lois(3) trouve à s’appliquer afin de définir la loi applicable.
Imaginons qu’un élément d’extranéité mette en présence des rattachements vis-à-vis des droits français et anglais. On observera que la règle de conflit de lois au Royaume-Uni reconnaît la loi du lieu de situation pour régir les biens immeubles tandis que celle du lieu de domicile du défunt, au moment de son décès, s’applique aux biens meubles. La loi anglaise méconnaissant par ailleurs le démembrement de propriété, conférer un droit en usufruit sur des biens immobiliers sis au Royaume-Uni sera sans effet et doit donc être écarté. Et ce, quand bien même la succession ouverte serait soumise au droit français sous l’égide d’un notaire français. Il conviendra d’anticiper la volonté des époux de sorte que ceux-ci se rapprochent d’un notaire français ; lui-même se mettant en relation avec un juriste anglais compétent en ce domaine, afin de mettre en place une solution conférant au futur conjoint survivant, à tout le moins, la jouissance du bien immobilier sis au Royaume-Uni et les éventuels revenus procurés par celui-ci.
Dans le cas où le pays de situation du bien immobilier ne reconnaîtrait qu’un droit de jouissance du logement de la famille au profit du conjoint survivant prenant la forme d’un droit d’habitation, un tel conjoint sera privé de la possibilité de percevoir des revenus de ce bien. Alors que, s’il avait eu la qualité d’usufruitier, il aurait pu louer ce logement et en retirer aussi des revenus. Pour pallier un tel besoin, il conviendrait de prévoir que ce conjoint bénéficie ou reçoive également un capital, au décès de son(sa) époux(se), pour faire face aux frais liés au dit bien.
Un autre point peut aussi complexifier la situation, c’est celui de la fiscalité éventuellement applicable en cas de démembrement de propriété. Imaginons une donation en démembrement de propriété, réalisée dans un pays sur un bien immobilier par un résident fiscal de ce pays, au profit d’enfants dont l’un réside en France depuis au moins six ans au moment de cette libéralité.
L’enfant résident français pourra ne pas être soumis aux mêmes droits de donation que son frère ou sa sœur résident(e) fiscal(e) non français(e). La cause à cela peut être double : d’une part, le montant de l’assiette fiscale retenu pour le bien donné afin de calculer les droits de donation peut être différent selon le pays qui imposera l’un ou l’autre de ces deux donataires et, d’autre part, la valorisation retenue pour l’usufruit conservé par le donateur connaîtra l’application du barème de l’article 669 I du Code général des impôts pour le seul enfant résidant en France, sans que ce barème ait nécessairement un équivalent dans le pays de résidence de sa sœur. Enfin, les abattements entre parent et enfant qui existent pour celui résidant en France pourront être différents ou inexistants pour l’autre donataire non résident fiscal français.
Dès lors qu’un élément d’extranéité apparaît dans la situation d’une ou plusieurs personnes, il convient de se rapprocher d’un notaire, voire de tout autre juriste compétent en la matière, afin de faire le point sur la situation nouvelle rencontrée. Cela permettra de confronter les dispositions légales ou conventionnelles prises aux effets juridiques et pécuniaires qui en découleraient.
Philippe Masme
Marché Gestion Privée Banque Populaire
(1) Article 578 du Code civil.
(2) Article 587 du même code.
(3) En revanche, la règle de conflit de lois ne peut pas être utilisée en matière de droit privé des contrats.